L’exploitation des carrières se faisait à ciel ouvert jusqu’au jour où l’ancienne Société Générale des Meules Artificielles et d’Agglomérés vit le jour en 1911 dans notre localité, date à laquelle elle prit le nom plus connu de l’ « Abrasienne ». Cette société était conçue sous le régime de société anonyme au capital de 1 600 000 francs et dont le siège social était situé 60 rue Saint Lazare. Elle innovait en créant des meules artificielles pour les moulins. Les blocs étaient presque exclusivement transformés en meules, sur place, meule d’un seul bloc ou de plusieurs morceaux cintrés par des cercles de fer. Ces meules avaient le même usage que celles de pierre pour la mouture des céréales plus ou moins dures : blé, orge, seigle, maïs … Comme les autres, elles pouvaient broyer le ciment, écraser les phosphates, les colorants (bleu outremer) ou encore les cosses de cacao. Cela constituait un énorme progrès qui allait concurrencer les meules de pierres. Dans ces dernières, les quartiers de silex, la porosité de la pierre meulière pouvaient être un handicap à une bonne et régulière mouture. L’usure nécessitait un rhabillage presque mensuel que la meule d’agglomérés ne demandait pas.
L’Abrasienne eut du succès avec la meule « La Gauloise » composée de silex de première qualité extrait des carrières locales et broyé soit au moulin de Vinarville, soit dans l’usine située rue de Cady. On y rajoutait de l’émeri en provenance de l’île de Naxos en Grèce, jusqu’au coup d’état des colonels, de Turquie ensuite ou de Yougoslavie, avec de l’achrômine, des chlorures et de la magnésie. Le tout était solidifié par du ciment Lafarge. Les dimensions pouvaient varier de 15 cm à 2m50 environ. Le nombre de cerclages pouvait aller jusqu’à 8. Les blocs d’émeri arrivaient par train entier de Marseille; des transporteurs, une semaine durant, traversaient la ville pour les débarquer sur les quais de l’usine. Ces blocs étaient soumis au broyage, concassage, puis tamisage. Les roches étaient réduites et classées par unité de grosseur. L’importance de cette opération était en fait de pouvoir ensuite les agglomérer suivant la mouture demandée. L’ensemble était moulé (moule mâle et femelle) avec une forte compression afin d’obtenir un bloc d’une extrême dureté dont la surface était d’une parfaite homogénéité.
Ces meules « Gauloises » ont été utilisées avec un égal succès tant pour les céréales et les légumineuses que pour divers produits alimentaires, et pour le broyage de déchets ou de matières sèches telles que le lichen ou le liège. Ces meules ont servi dans les moulins broyeurs de tous les modèles de l’époque où elles ont remplacé de façon avantageuse les disques métalliques dont le principal défaut était d’échauffer la mouture. Les meules artificielles ont aussi l’intérêt de se rhabiller elles-mêmes. Dans le cas de très grandes utilisations, il est nécessaire d’en approfondir les rayons une seule fois l’année. Elles sont aussi, et ce n’est pas un maigre avantage, très poreuses, uniformément et excessivement mordantes et permettent par ce biais d’obtenir une qualité de mouture supérieure et un rendement plus élevé.
La société avait un autre atout : les grains agglomérés de silex et d’émeri servaient aussi parfois de revêtement à divers appareils de meunerie ; ils étaient employés entre autre pour les manteaux d’émeri de colonnes épointeuses et les garnitures des disques de décorticage.
Ces meules artificielles étaient vendues dans toute la France mais également dans le monde entier soit vers les pays balkaniques les plus friands, soit vers les ex- colonies françaises plus particulièrement au Maroc. La société Abrasienne vendait ses meules pour les moulins à vent ou à eau mais aussi pour les constructeurs mécaniciens qui fabriquaient des broyeurs pour farine animale. Les bons de commandes que nous avons en notre possession (don de la Société Abrasienne) émanent de la Société Générale Meulière pour La Société Soder, de Faucheux à Chartres et de l’UCAM tous vendeurs de broyeurs. a construction de ces broyeurs étaient de la compétence des forges de Montluçon, de mécaniciens (sociétés Tripette et Renault, Tarré Dautin, Sambrom, les établissements Lafon de Tours, Socam, Teisset-Rose et Brault). Les broyeurs Socam, Teisset, Rose et Brault sont les plus courants dans notre région de Beauce, considérée comme le grenier de la France et où l’activité meunière était très importante. Faucheux dont le fondateur était Ingénieur des Arts et Métiers, créa ces établissements en 1890, pour la fabrication de machines agricoles en tous genres. Les moulins à farine « le moderne » pour blé, orge, seigle ou maïs, étaient montés avec des meules artificielles en aggloméré à centrage instantané et à rhabillage automatique. Elles travaillaient intégralement sur toute la surface et de plus, à toutes les allures de l’appareil, elles pouvaient moudre suivant les modèles de mille à quatre mille quintaux sans être remplacées. Le réglage sur cet appareil se faisait au moyen d’un volant placé sur le dessus ; il était ainsi facile de modifier la marche pour un meilleur degré de finesse. Le mécanisme était de construction Faucheux, robuste et tous les organes étaient enfermés dans un carter à huile parfaitement étanche. Il s’est vendu jusqu’à mille moulins à farine dans les meilleures années. L’Abrasienne elle-même vendait des moulins tout montés, tel celui remonté au Conservatoire d’Epernon. Ce n’était pas la seule maison qui faisait ces moulins.
Que pouvons nous penser de ces meules en aggloméré ? Nous avons, pour préparer ce périple, visité de très nombreux moulins et musées y compris celui de Tigy où nous avons pu découvrir une facture de meules de moulin : celle que nous vous proposons ici même. Et quelle ne fut pas notre surprise de découvrir l’histoire de ce moulin dans le livre de Gérard Boutet, « Les Gagne-Misère ». Il s’agit du moulin Torchon- Ramond à Sandillon.
En effet, lorsque le rhabilleur local « parut trop âgé pour se déplacer, le mari de Marcelline acquit de nouvelles meules en émeri-silex fabriquées à Epernon par les établissements «L’Abrasienne». L’émeri-silex, plus résistant que la pierre naturelle, ne nécessitait qu’une seule repique annuelle. En revanche il avait tendance à s’effriter, à mêler son gravier à la mouture. Mais à dire le vrai, c’était un inconvénient mineur puisque les meuniers ne produisaient plus de farine panifiable depuis belle lurette. On ne chipotait pas pour si peu quand on moulait de la pâtée à bestiaux ! »
Complétons également par une étude comparative sur trois types de meules ayant un poids et un diamètre identiques : deux meules à carreaux de silex et une autre en aggloméré d’Epernon. A l’heure actuelle, le moulin de Fillé dans la Sarthe tourne avec ces meules. Les farines ont été obtenues pour les trois de façons absolument identiques. Je ne parlerais pas ici en termes techniques. Pour cela, il suffi ra de se reporter à l’article « Voyage au coeur d’un moulin à meules » de Jean Moreau et Yves Ruel, dans les actes du Colloque International de la Ferté -sous – Jouarre. Les échantillons de farine type 65 et 80 produits en mouture basse en un seul passage et à l’ancienne, ont été analysés par les laboratoires de l’Ecole Nationale de Meunerie et de l’Industrie des Céréales. Les résultats ont été riches d’enseignements et ce malgré des méthodes qui ne sont plus adaptées, les notions de goût et d’arôme n’entrent pas dans les diverses évaluations, ce qui de nos jours, avec des retours aux sources, redonnent une nouvelle vigueur au travail artisanal. Le résultat était sensiblement le même. Une meilleure maîtrise de la conduite des meules et des moulins artisanaux avec l’une ou l’autre des meules devrait conduire à une farine de qualité. L’Abrasienne pouvait faire des moulins à farine de poche. Les meules étaient fabriquées à la demande. Pour le prototype des « trois D », la meule avait 15 cm de diamètre, et le moulin était vendu par Desvaux dans le nord de la France.
Mais dès les années 1880, s’était engouffré le type de minoterie à cylindres. Des sociétés à La Ferté- sous- Jouarre se sont lancées dans cette aventure. Il faut, il est vrai, savoir se reconvertir mais cela fut-il conduit de bonne façon ? La suite l’a montré, ces sociétés ne sont plus là pour nous le dire. La SOCAM ou Société de Construction d’Appareil de Meunerie, a repris la Société Générale Meulière en 1958 et s’est affiliée à la société voisine et rivale, la firme Rose frères puis Teisset-Rose-Brault. Cette dernière ferma sa fonderie à Chartres pour partir à Poissy et fut rachetée ensuite vers les années 1980 par la société l’Abrasienne qui de nos jours, est la seule à rester sur le marché.
Cette société a construit de nombreux matériels pour les minotiers. Cette firme exportait vers le Portugal, l’Algérie alors colonie, l’Amérique du Sud. Certains de ces appareils existent encore dans les moulins (Nogent le Rotrou). Ce sont le plus souvent des cylindres, des fendeurs dégermeurs, granulateurs. Cette société avait su proposer un appareil à cylindres. Il s’agissait d’appareils disposant d’une paire de disques cannelés verticaux enfermés dans une archure métallique sur pieds, avec poulie de transmission en arrière. Cela rejoint le travail des meules modernes. Le réglage se fait par l’intermédiaire de vis agissant sur la dormante. D’autres techniques étaient également adaptées telles les meules métalliques décrites par Stéphane Mary dans le n° 22 du « Monde des Moulins ».
De nos jours, la société ne fait plus tout à fait la même chose. Le brevet a été donné et non vendu à la société Curt, 6 rue Vie Borgne, 38460 Cremieu, qui, depuis la vague bio, refabrique ce genre de meules. Le moulin de Precy-sur-Marne fonctionne à ce jour avec 9 paires de meules qu’on doit changer. Le moulin à marée d’Arz fonctionne également avec ce système comme de nombreux autres. Cette même société refait également des meules pour les engins Soder.
Jean-Paul Duc (Conservatoire des Meules et Pavés du bassin d’Epernon) – Article paru dans le Monde des Moulins – N°24 – avril 2008
Le Monde des Moulins – n°24 – Avril 2008 – Fédération des Moulins de France
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